Elle crée sa marque de spiritueux, hors des codes, et se fait une place aux côtés des grandes marques internationales.

Cette « mom-entrepreneuse » de 41 ans, talentueuse, humblement discrète, déterminée, arrivée il y a huit ans à Cognac, s’est lancée dans un business qu’elle ne connaissait pas, généralement occupé par les grands players internationaux. La marque et les produits qu’elle crée séduisent. Les collaborations se multiplient. La jeune entreprise devenue familiale remporte des contrats face à des grands noms du marché. Découvrez son parcours et l’ascension de cette pépite charentaise.

 

L’entrepreneur charentais (E.C.) : Qui es-tu, Cyrielle ? Comment étais-tu, enfant ? Parle-nous de toi.

 

Cyrielle Rigaud (C.R.) : Je m’appelle Cyrielle Rigaud, j’ai 41 ans, je suis née à Soissons dans l’Aisne. J’ai grandi en Picardie dans le petit village de Neuilly-Saint-Front, avec mon frère aîné, Cédric. Ma mère était secrétaire administrative et gestionnaire logistique dans une société qui travaillait le sable destiné à la verrerie. Mon père réalisait des dessins industriels pour une grosse société avant d’en partir pour créer son entreprise avec un de ses anciens collègues. Après plusieurs années, il a revendu ses parts pour s’impliquer en tant que maire de notre village. Il voulait partager, donner aux autres, améliorer le quotidien des habitants. Ça lui a pris beaucoup de temps. Je l’ai moins vu que mes copains voyaient leur père, mais ça ne m’a pas manqué. Je considère que j’ai été chanceuse. On a eu une enfance heureuse. J’étais très dynamique déjà quand j’étais petite, voire casse-cou. Pipelette, aussi… Je crois que ça ressortait beaucoup dans mes bulletins scolaires. Mes parents ne s’ennuyaient pas. En voyant mes deux enfants, mes parents m’ont d’ailleurs rappelé que les chiens ne faisaient pas des chats. J’étais sérieuse aussi, mais j’aimais bien m’amuser. Mes parents me laissaient m’ennuyer, alors je trouvais forcément de belles bêtises à faire.

 

E.C. : Quel a été ton parcours de formation ?

 

C.R. : Depuis que je suis toute petite, je suis passionnée par le parfum. Je voulais exercer le métier de « nez ». J’avais tout tracé. Mais à l’école, j’étais plutôt une élève moyenne. C’était difficile pour moi. Ça n’arrivait pas tout cuit dans le bec, il fallait vraiment que je travaille pour atteindre des notes correctes. J’étais également musicienne. J’avais choisi l’option piano au lycée. Et je me suis retrouvée dans une classe de seconde hyper high level. Et moi, qui étais plutôt moyenne, j’avais du mal à me sentir à ma place. Ça ne m’a pas aidée.

Je voulais intégrer l’école de parfumerie. Pour ça, il fallait que je passe en première S. Mais voilà… une prof en a décidé autrement. Elle pensait que je devais plutôt m’orienter vers une filière technologique avec de la comptabilité. Grosse déception. J’ai réussi à faire le deuil de ce que j’avais envie de faire depuis enfant. Je suis donc partie faire une première ST en spécialité comptabilité. La comptabilité était la matière où j’avais la note la plus faible… Super choix proposé par ma professeure… En revanche, je me suis « baladée » jusqu’à la terminale. Je crois que je n’ai jamais autant joué au tarot et autant séché les cours, tout en ayant une moyenne aussi haute. J’y ai découvert et adoré le droit ! Moi qui n’aimais pourtant pas le « par cœur », là, c’était différent.

 

J’étais dans une filière que je n’avais pas envisagée. Mon frère aîné, quant à lui, suivait un parcours scientifique, puis des études d’ingénieur. J’ai ressenti de la pression. J’avais besoin de prouver des choses. Au final, à l’issue de la terminale, j’avais un très bon dossier scolaire. J’ai même poursuivi en prépa HEC (École des hautes études commerciales) à Cergy-Pontoise, pour deux ans. J’avais 17 ans. C’était la première fois que je quittais mes parents pour vivre seule. Pour le coup, j’ai eu « un peu mal ». Ce n’était plus tout à fait le même rythme. J’ai beaucoup, beaucoup travaillé. L’ambiance prépa était comme on pouvait l’imaginer : la réussite (contre la tienne), un esprit de compétition à fond. C’était horrible. Mais j’ai passé mes deux années. Ensuite, j’ai intégré une école supérieure de gestion et de commerce international avec une option en marketing et communication. J’ai obtenu mon diplôme, que j’ai ensuite complété avec un master en gestion de patrimoine. 

En parallèle de mes années d’études, et dès l’âge de 16 ans, j’ai fait pas mal de petits boulots : centre de loisirs l’été, centres d’appels, baby-sitting, hôtesse dans l’événementiel, de l’intérim, j’ai aussi travaillé à l’usine…

 

J’ai fait un stage à KPMG dans le cadre de mes études. Puis, c’est à l’issue d’un stage de fin d’études à la Société générale qu’on m’a proposé un CDI. J’avoue que j’étais un peu perdue à ce moment-là. Je ne savais pas ce que je voulais faire. Dans le contexte de l’époque, je me suis dit que je ne pouvais pas faire la fine bouche, alors j’ai accepté. J’avais 23 ans.

 

E.C. : Cette expérience t’a aidée pour la suite, c’est ça ?

 

C.R. : Oui. En fait, j’ai débuté en tant que responsable adjointe d’une agence bancaire, avec un portefeuille de clients orienté haut de gamme. J’avais bien appris à l’école comment conseiller les clients, mais je n’étais pas la plus à l’aise dans la vente, en réalité. Je l’étais davantage dans le management de l’agence. Avec ma responsable, on s’était alors réparti les rôles. J’ai ensuite occupé un poste de chef de produit marketing destiné à créer et développer des cartes bancaires affinitaires. Je crois que j’ai créé plus de 120 cartes en une année, associées à des fédérations sportives, à des grandes entreprises connues du grand public, à des associations. Je créais tout de A à Z, le juridique, le design, l’innovation… On a même remporté plusieurs prix. Je me rappelle, on avait même créé une carte bancaire qui ressemblait à une tablette de chocolat, et, en la grattant, ça dégageait l’odeur du chocolat. J’ai adoré cette expérience. C’était hyper enrichissant. Ça a duré près de quatre ans.

J’avais « faim » de nouveaux projets. J’ai ensuite rejoint la direction de la communication où on m’a confié un poste de responsable sponsoring France, dans le domaine du rugby, majoritairement, et du golf handisport. Ça a duré plus de deux ans. C’était super.

C’est à ce moment-là que je suis tombée enceinte de mon premier enfant. En parallèle, Thierry, mon mari, a accepté un poste à Cognac, lui qui avait une solide expérience de plus de dix ans dans le domaine des spiritueux. Je l’ai rejoint en Charente.

 

 

E.C. : Comment t’est venue l’envie de te lancer dans cette activité ? Est-ce à ce moment que tu as créé ta boîte ?

 

C.R. : C’était entre la naissance de mon premier et l’arrivée de mon second enfant qui a pointé le bout de son nez très rapidement. Thierry avait une activité de négoce de spiritueux en vrac. Il m’emmenait beaucoup dans les événements liés aux spiritueux auxquels il participait. J’aimais bien ce milieu. Au moment de prendre son nouveau poste, il continuait à être sollicité par des clients. Je trouvais dommage de ne pas y répondre, alors j’ai repris la main sur cette activité. J’ai fait quelques ventes. Ça m’a plu. Je vadrouillais dans des distilleries, des tonnelleries. Ça me manquait d’avoir un produit à développer. J’ai donc eu envie de travailler sur un projet de création.

 

J’avais déjà eu envie de créer une boîte par le passé, avec des amis. L’un autour des macarons, avec un ami pâtissier. Ensuite, il y a eu un projet autour des épices. On est même partis au Sri Lanka avec mon mari dans le cadre de nos recherches. Et il y a eu d’autres projets qui sont restés au stade d’idées. Mais là, c’était différent.

 

J’ai quand même eu du mal à me lancer. Je ne me sentais pas légitime. Je ne connaissais personne à Cognac, je n’étais pas issue de l’univers des spiritueux et je n’avais pas de famille dans ce domaine. En complément d’une formation WSET dans le vin, je me suis lancée dans une formation sur les spiritueux et la dégustation. Et… je me suis rendu compte que je ne partais pas de zéro, en réalité. Au contraire. Certainement grâce à Thierry qui m’emmenait dans tous ses événements, et à force d’en parler.

 

Et puis, je me suis dit : « Quel risque je prends à me lancer ? Et quel risque je prends à ne pas me lancer ? » La réponse a été : « Dans le meilleur des cas, si ça fonctionne, c’est génial, parce que ça me passionne. Et dans l’autre cas, ça aura été une super expérience et des apprentissages. » Mon mari, Thierry, m’a fortement encouragée à me lancer.

 

À l’issue de ma formation, banco. J’ai créé ma boîte le jour de mon anniversaire. Je me suis dit que ce serait mon cadeau. Et puis, je ne risquais pas d’oublier la date (rires).

 

J’ai commencé à travailler sur les spiritueux. Je voulais vraiment faire quelque chose de différent de ce qui existait sur le marché, qui était en accord avec mes valeurs et qui me plaisait. Après pas mal de tests, j’ai donc créé une vodka avec du quinoa français, bio, sans gluten, sourcée auprès d’une coopérative à côté. Je l’ai fait déguster à un panel d’experts, de novices, de barmen. C’était mon premier spiritueux : Madame Vodka. Je voulais un nom qui fonctionne à la fois en France et à l’étranger. Je pourrais ensuite créer le reste de la famille. C’était la première année de ma création, en 2018.

 

E.C. : Et après la création de Madame Vodka, que se passe-t-il ?

 

C.R. : Début 2019, maintenant que Madame Vodka avait vu le jour, il fallait que je la commercialise. Je commence à tâter le terrain auprès de cavistes et je constate que ça va être difficile. Il fallait que je trouve un distributeur pour m’aider. Ça ne s’est pas fait tout seul, mais j’y suis parvenue.

 

Côté activité, je savais que ce serait difficile de vivre avec un seul produit. J’évoque donc au distributeur mon intention de créer un gin, puis un whisky. Il trouve ça génial, mais il fallait aller très vite. Quelques mois plus tard, fin 2019, Monsieur Gin voyait le jour. Côté différence, le packaging a été conçu avec une peinture sans solvant, des étiquettes sans fibre de papier, sourcées localement au maximum. C’est important pour moi de faire des choses très écologiques, aussi sur le packaging, et 100 % français. C’est extrêmement difficile, mais j’essaie.

 

Ce qui est génial à ce moment-là, c’est que je peux me consacrer pleinement à la création des produits et à la communication, pendant que le distributeur se charge de la commercialisation. C’est super, ça me plaît et je continue le travail l’année suivante en me consacrant à Monsieur Fernand, cette fois-ci, notre futur whisky. 

 

Au même moment, j’ai aussi l’ambition de créer une gamme pour toucher la grande distribution. Oui. C’est bien d’avoir trois beaux produits, mais on a besoin d’avoir une gamme plus étendue pour grandir et répondre aux besoins financiers de l’entreprise. J’ai donc travaillé sur notre gamme Max&O (née de la contraction des prénoms de mes deux enfants, Maxence et Augustin) qui serait très organique et locale. C’était en 2020. C’est là que j’ai recruté ma première apprentie. Puis, je me suis rendu compte que mon créneau n’était pas forcément la grande distribution, mais plutôt les magasins bio. Ça correspondait mieux. Je me suis rendue au seul rendez-vous qu’on avait pu obtenir dans un magasin bio à Rennes, très tôt le matin. Et ils ont adoré. On a commencé à avoir plein de commandes, de partout, et ça nous a ouvert les portes de grossistes. Max&O a commencé à s’étendre et on a donc agrandi la gamme avec un rhum blanc et un rhum brun, ce qui nous permettait d’avoir une gamme entière à proposer.

 

E.C. : Ton premier produit ne répondait pas aux codes du marché. C’était un choix, n’est-ce pas ?

 

C.R. : Madame Vodka ne collait pas du tout aux codes des spiritueux. Normalement, les bouteilles sont transparentes et longues. Et moi, je l’avais faite petite, ramassée, opaque. Résultat : dans les étalages, elle sortait du lot. C’est justement ce que je recherchais. Et puis, dans le concept, je suis partie du principe qu’on aurait la même bouteille pour tous nos spiritueux. Je voulais que la marque soit forte, qu’elle soit prépondérante, pour créer l’unité autour d’elle, là où d’autres travaillent plutôt sur une bouteille différente pour chaque catégorie. Ça ne se faisait pas.

 

E.C. : À quel moment ton mari t’a rejointe ?

 

C.R. : En mars 2021, au début du confinement, notre distributeur passait de plus en plus de commandes. Dans le même temps, je recrutais un stagiaire pour m’aider sur la partie commerciale, parce que ce n’est pas là où je me sens le plus à l’aise. Il avait bien développé. C’était une machine de guerre. Il était incroyable.

 

Il y avait beaucoup de travail, j’en avais vraiment partout. Du côté de Thierry, ses missions à l’étranger étaient bousculées par le Covid. Il me voyait en difficulté. Alors, il a décidé de quitter son emploi et m’a rejointe à l’entreprise. C’était un risque à prendre. J’ai aussi vu ça comme une super chance. Il reprenait toute la partie commerciale. Le rêve pour moi. Thierry ose des choses, développe le chiffre d’affaires. Et moi, je me chargeais de développer les produits.

 

En 2022, ça monte vraiment en puissance. On se structure. On embauche notre premier CDD, puis un CDI, en plus d’apprentis déjà présents. À ce moment-là, je me dis qu’il faut qu’on arrive à trouver des moyens de levier. On reprend la main sur notre distribution. Ça nous permet d’être plus proches de nos clients et des agents avec lesquels on travaille.

 

 

E.C. : Peux-tu nous parler de vos réussites ?

 

C.R. : La toute première réussite, ça a été quand notre produit a été référencé à La Grande Épicerie de Paris. C’est une superbe épicerie fine, prestigieuse, au centre de Paris, qui accueille beaucoup de touristes étrangers.

 

La deuxième grande victoire, c’est quand Thierry a obtenu de nous faire rentrer chez Lagardère, dans tous les duty free des aéroports français, et certains européens. Thierry part du principe que rien n’est inatteignable. Il a bien fait. Notre produit est là, à côté de très fortes et grosses marques. On a réussi à se faire une petite place.

 

Une autre belle fierté, c’est d’avoir conquis le cœur de la sommelière de l’Élysée et d’être présent dans la cave présidentielle. J’ai trouvé ça génial, vraiment incroyable de pouvoir y être présent.

 

E.C. : Et là, vous remportez un marché qui confirme le décollage ! Raconte-nous.

 

C.R. : C’était fin 2022. On entame des discussions avec un acteur important pour nous qui s’intéresse à nos produits. Il nous envoie un cahier des charges. Thierry est déterminé. On est en compétition avec les plus grandes marques de notre secteur, des acteurs énormes du marché. On se met au travail. On envoie notre dossier, des échantillons de nos produits. On est en juin 2023. On apprend que nos produits vont être dégustés par Paolo Basso, l‘un des six sommeliers à avoir remporté les titres de meilleur sommelier d’Europe (en 2010, à Strasbourg) et de meilleur sommelier du monde (en 2013, à Tokyo). Son pedigree est carrément impressionnant.

On espère rentrer avec un de nos produits, mais sans se faire d’illusions non plus. On est tellement petits… Les semaines passent. Et après de forts ascenseurs émotionnels, on apprend qu’Air France nous choisit pour servir trois de nos produits à ses passagers en première classe et en classe affaires. On gagne la compétition. C’est génial !

 

E.C. : Quel est le plus grand défi auquel tu as fait face et comment l’as-tu remporté ?

 

C.R. : Le défi qui me vient en tête est récent. J’avais une lourde charge de travail à porter. Dans le même temps, on avait une opportunité à saisir. Il fallait que l’on crée une gamme de cinq nouveaux produits en seulement trois mois, pour gagner un marché dans la grande distribution. C’était en pleine période de raréfaction des matières premières, de ruptures de stocks chez les fournisseurs. Je suis habituée à travailler dur, mais là, ça promettait d’être compliqué vu le contexte. Pour y parvenir, j’ai bossé dur, j’ai pris quelqu’un de l’équipe avec moi pour m’aider. J’étais déterminée. À chaque obstacle, je n’abandonnais pas. Je cherchais des solutions, et elles arrivaient. On a réussi à les sortir dans les temps.

Mais « note à moi-même » pour plus tard : « Ne jamais se précipiter. Et quand certains signes montrent des vents défavorables, c’est peut-être parce qu’il ne faut pas toujours insister. Être déterminée, c’est bien. Ça permet d’aller au bout, de ne rien lâcher. Mais bon… parfois… prête quand même attention aux signes. »

 

E.C. : Très bien. Après six ans d’activité, quel conseil donnerais-tu à quelqu’un qui se lancerait ?

 

C.R. : Si je devais refaire les choses, je ne les ferais pas de la même façon, forcément. Quand on se lance, on a envie de faire quelque chose qui nous plaît, qui est beau, qui ressemble à ce que l’on est. Par exemple, pour mon premier produit, je me suis rendu compte, avec le recul, que le pack que j’avais construit était super : une peinture sans solvant, une sérigraphie, trois étiquettes, un Silver… mais ça fait beaucoup en termes d’habillage, et, en conséquence, le pack est sacrément lourd. Le coût final s’en ressent. Et tu t’en rends encore plus compte au moment des augmentations des matières premières comme on l’a tous vécu ces derniers temps. C’est important de bien travailler son business plan et d’identifier ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Mon conseil : simplifier les choses.

 

E.C. : Pour conclure, Cyrielle, quel proverbe ou citation te donne de l’élan ?

 

C.R. : Quand j’hésite, quand j’ai peur, j’aime bien me poser cette question : « Qu’est-ce que tu risques, en fait ? » Je me sors une pauvre excuse à moi-même. Puis je poursuis avec : « OK. Et alors ? Que se passerait-il vraiment à la fin ? » Et souvent, ça me libère totalement. Dans le meilleur des cas, bah, c’est très bien. Et dans le pire des cas, il y aura toujours la récompense d’une belle expérience, d’un apprentissage.

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Victoria Rager

Victoria Rager

12 novembre, 2024
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